Loin des yeux, loin du cœur… de l’océan :

Changer de regard sur les poissons

Les couverts raclent contre les assiettes. La salle résonne d’un doux brouhaha. Le restaurant est bondé. Après avoir vainement tenté de suivre les conversations de vos collègues, vous vous en échappez en sortant votre téléphone. Au bout de quelques secondes, votre pouce arrête son glissement frénétique sur une magnifique photo de vague bleue. La mer. Par-dessus, écrit en belles lettres blanches : Aujourd’hui, c’est la Journée mondiale des océans.

Vous cherchez à en savoir plus. D’après Wikipedia cette journée incite à réfléchir à « une meilleure gestion des océans et de leurs ressources ». En effet, comme le note le site du gouvernement, « avec 90 % des populations de gros poissons déjà épuisées et 50 % des récifs coralliens détruits, nous devons protéger l’océan et le préserver ». Qui ne serait pas d’accord avec de telles affirmations, vous demandez-vous. Mais alors pourquoi est-ce si difficile de protéger ledit océan et lesdites ressources ? Et quand les politiciens disent « ressources », vous traduisez qu’il s’agit entre autres de poissons. Il faut donc protéger les poissons. Cependant, pour vous qui n’habitez pas sur la côte, les poissons, ce n’est pas votre quotidien. C’est difficile de protéger quelque chose que l’on ne voit jamais, n’est-ce pas ?

Loin des yeux ?

Alors que vous rangez votre téléphone, votre regard se pose sur un détail que vous n’aviez pas remarqué auparavant. Un aquarium dans un coin de la pièce. Des poissons y nagent lentement. Personne ne les regarde. Il y en a un qui semble vous fixer. C’est sûrement un jeu de lumière. Après tout, les poissons ne s’occupent pas de ce qui se passe dehors, pas vrai ? Cela vous rappelle une remarque que vous a faite une amie un jour. Un de ces fun facts dont elle a le secret : les poissons représentent la moitié des animaux de compagnie en France. Il y en aurait 29 millions. Pourtant quand on pense à « animal de compagnie », on pense rarement aux poissons. Quelle compagnie pourraient-ils bien tenir ?

« Et pour vous ? » Vous sursautez en remarquant que le serveur se trouve juste à côté de vous. Toute la tablée vous observe. Vous vous excusez et prenez le menu en main. Pour cette fois, en honneur de la journée mondiale des océans, vous demandez s’ils ont un plat végétarien. Ravi, un de vos collègues s’exclame : « Moi aussi, j’ai décidé de manger végétarien ! Tu peux prendre comme moi, ils ont un délicieux pavé de saumon. » Vous froncez les sourcils et répondez que vous pensiez qu’un plat avec du poisson n’était pas végétarien, justement. Votre collègue se fige quelques secondes, désarçonné, puis éclate de rire. « Ne sois pas bête voyons ».

Le repas se termine – ennuyeux à mourir – et vous quittez enfin vos collègues pour rentrer chez vous. Une odeur particulière vous fait lever l’œil. Une poissonnerie. Vous vous arrêtez pour étudier les poissons sur l’étal. Ils sont là, entiers, bouches ouvertes, yeux vitreux. Une question surgit dans votre esprit. Comment réagirait-on si on disposait pareillement les cadavres entiers des animaux sur les étals des boucheries ?

Vous chassez cette idée et reprenez votre marche. Le long de la rivière, vous remarquez trois pêcheurs qui bavardent gaiement au milieu des passants, leurs lignes se balançant dans la brise. Une autre pensée vous fait stopper net. Et si c’étaient des chasseurs qui se baladaient dans la ville avec leurs fusils, que dirait-on ?

Décidément, les poissons ne sont pas aussi loin de vous que vous le pensiez. Vous n’arrêtez pas de les croiser. Mais alors pourquoi n’y aviez-vous pas songé auparavant ? Comme dirait un célèbre détective anglais, vous voyiez, mais vous n’observiez pas. Pourquoi ?

Loin du cœur ?

La porte de votre appartement a à peine le temps de claquer que vous êtes déjà devant votre ordinateur, un petit frisson d’excitation dans le ventre. Il est beaucoup plus facile que prévu de trouver des informations. Un récent article de Reporterre vous informe que les poissons sont bien plus intelligents que ce qu’on pense et qu’ils peuvent ressentir la douleur comme les autres animaux. Vous repensez aux pêcheurs que vous avez vus plus tôt, aux poissons sur l’étal de la poissonnerie. S’ils peuvent ressentir la douleur, vous n’aimeriez pas être à leur place lors de leur capture. Mais alors pourquoi accorde-t-on si peu d’intérêt aux poissons ?

Quelques clics plus tard, vous trouvez un article de recherche qui vous apporte une solution. Des scientifiques ont montré que les niveaux d’empathie et de compassion que l’on ressentait envers les animaux étaient corrélés à leur distance phylogénétique. Plus une espèce animale va être éloignée de nous dans l’évolution, moins on va ressentir d’empathie et de compassion. Les poissons étant loin de nous dans l’arbre de l’évolution, cela pourrait donc expliquer en partie notre absence d’intérêt pour ces espèces. En tout cas, cela n’aide pas.

Mais si on ne s’y intéresse pas, comment les protéger, comme le demande la Journée mondiale des océans ? Vous soupirez en vous affalant sur le bureau. Si seulement on pouvait demander aux intéressés directement ! Vous vous rappelez le petit poisson qui semblait vous fixer dans l’aquarium du restaurant. Et s’il vous avait vraiment regardé ? Si vous l’aviez approché, auriez-vous pu interagir avec lui ?

L’Homme et la mer, et le poisson

De retour sur votre clavier, il vous faut peu de temps pour trouver des exemples d’interactions entre humains et poissons. Comme le relate Jonathan Balcombe dans son livre À quoi pensent les poissons (Éditions La Plage, 2018), de nombreuses personnes expliquent entretenir une vraie relation avec leurs poissons d’aquarium. Alors pourquoi les poissons ne sont-ils pas plus considérés comme animaux de compagnie ? À quel moment vont-ils accéder à ce titre ? Quand ils vont nous attendre derrière la porte pour nous faire la fête à notre retour ? Quand ils vont sauter sur nos genoux pour s’y rouler en boule et ronronner ? Comment pourraient-ils faire tout cela coincés dans leur aquarium ? Et si c’était nous qui faisions l’effort d’aller vers eux, de passer du temps avec eux, de créer du lien ? Au vu de vos recherches, ces efforts sont visiblement souvent récompensés par une véritable connexion entre le poisson et son propriétaire.

Votre regard se perd. Passer des moments de qualité avec un poisson, c’est possible ? Pour ça, il faudrait déjà que les poissons puissent se rappeler de nous. Vous reprenez vos recherches et tombez sur une étude qui montre que certaines espèces de poissons en captivité ont pu reconnaître les visages humains. Encore plus fou, une équipe de recherche a récemment montré que des poissons sauvages ont pu reconnaître des plongeurs spécifiques. D’ailleurs, ces mêmes plongeurs pouvaient eux-aussi reconnaître les poissons individuellement. Comment ? Seulement en passant du temps avec eux !

Ainsi donc, le premier pas pour protéger les poissons, ce serait peut-être d’accepter leur individualité. Vos dernières recherche vous mènent sur les traces de la phrase que vous avez lue ce matin : « 90% des populations de gros poissons [sont] déjà épuisées ». Les sites internet défilent et les chiffrent se bousculent, mais quelque chose vous frappe : quand on parle de pêche, on parle toujours en poids de poisson, en tonnes, en stock. Jamais on ne dit combien d’individus sont pêchés. Seul un récent article scientifique vous procure la réponse : 2 trilliards, soit 2 000 milliards, soit 2 000 000 000 000 individus pêchés par an. Vous refermez votre ordinateur.

Changer de regard

Protégeons les océans, protégeons ses ressources. Au final, c’est possible. En quelques minutes, vous avez changé vos perspectives sur ces « ressources ». Vous avez appris à les regarder sous un autre angle, vous leur avez laissé une chance, un espace. À vous de continuer maintenant. Comment ? Vous vous souvenez de ce petit frisson d’excitation que vous avez ressenti dans le ventre ? De ces questions qui ne vous laissaient pas tranquille ? C’était de la curiosité. La curiosité, c’est le moteur des changements. Alors ne regardez plus seulement le monde, observez-le !

Résumé des informations

    • La plus grande menace pour les poissons et les océans est notre manque d’intérêt et de considération.
    • Les poissons étant plus éloignés de nous dans l’évolution, nos niveaux d’empathie et de compassion sont plus faibles, ce qui nécessite plus d’efforts de notre part pour les protéger.
    • Les interactions entre humains et poissons sont possibles au niveau individuel. Les poissons captifs et même sauvages peuvent reconnaître les individus humains.

Que faire ?

    • Changez de regard et aidez les autres à faire de même. Interrogez vos pratiques et les pratiques sociétales.
    • Renseignez-vous sur les actions d’associations de protection. Par exemple, l’association BLOOM milite actuellement pour limiter la pêche destructive dans les aires marines dites « protégées » et pour une réelle protection de ces espaces.