L’intelligence des cétacés
Dans le monde, des centaines de cétacés sont détenus dans les bassins des delphinariums. La majorité de ces individus est née en captivité, d’autres ont été capturés à un très jeune âge dans la nature. Du fait de leurs capacités cognitives et de leur sensibilité très développées, la captivité des cétacés est très critiquée depuis plusieurs années, en particulier depuis les évènements ayant mené à la sortie du film Blackfish (2013). Les agressions perpétrées par l’orque Tilikum sur plusieurs des dresseurs du delphinarium SeaWorld ont permis de mettre en lumière les atteintes au bien-être des cétacés détenus captifs, comme le manque de stimulations sensorielles, sociales, cognitives et physiques. Nous vous proposons une série de deux articles qui porteront sur leur intelligence (capacités sensorielles, cognitives, sociales et émotionnelles), ainsi que sur les conséquences de la captivité sur leur bien-être.
1. Ecologie comportementale
Les cétacés sont des mammifères marins carnivores. Leur domaine vital est très étendu, par exemple celui des grands dauphins dépasse souvent 100km² (Lott et Williamson, 2017). Ces individus sont presque toujours en mouvement, même lorsqu’ils se reposent. Nombre d’entre eux parcourent quotidiennement plusieurs dizaines de kilomètres, notamment à la recherche de proies, et pratiquent aussi la plongée à des centaines de mètres de profondeur. Par exemple, une orque a été enregistrée parcourant jusqu’à 252 km en une seule journée (Marino et al., 2019) et la profondeur maximale enregistrée par une orque est de 1087 m sous les eaux (Marino et al., 2019).
Les cétacés vivent dans des sociétés très complexes. Les groupes sociaux des grands dauphins sont flexibles, variant de 2 à 140 individus (Brando et al., 2018). Les groupes fusionnent et se séparent fréquemment. Au contraire, les orques vivent en groupes matrilinéaires, composés de mères étroitement apparentées (filles, sœurs et cousines) et de leur progéniture (Marino et al., 2019), et transmettent leurs savoirs et traditions culturelles de génération en génération (Marino et al., 2019).
2. Capacités sensorielles et cognitives
Les cétacés possèdent des capacités auditives développées, qu’ils utilisent pour la surveillance de leur environnement, la détection des proies et la communication. Ils peuvent entendre des sons dans une gamme de fréquences plus large que la plupart des mammifères terrestres (Marino et al., 2019). Ils détectent et produisent des ultrasons (que les humains sont incapables d’entendre). L’écholocation, c’est-à-dire l’émission de sons se répercutant sur les objets en écho, leur permet de créer une représentation mentale de leur environnement de façon intermodale, à travers l’audition et la vision (Marino et al., 2019). Ils communiquent par le biais de différents signaux : vocaux, visuels, tactiles et peut-être chimiques (Marino et al., 2007). Chez les grands dauphins, les sifflements contiennent des informations sur l’identité des individus qui les émettent (Marino et al., 2007).
Les réseaux sociaux complexes des cétacés leur demandent une mémoire à long terme robuste. En effet, pour entretenir de bonnes relations avec les autres, ils ont besoin de reconnaître les individus de leur groupe, de se souvenir des caractéristiques particulières de chacun des individus et des relations qu’ils entretiennent. En plus d’identifier les membres de leur espèce, ils savent faire la différence entre les humains familiers et non familiers (Brando et al., 2018). Ils sont capables d’apprendre et de comprendre une variété de règles et de concepts abstraits pour résoudre des problèmes, comme la notion de similitude et de différence entre deux objets (Marino, 2017).
Les travaux de Herman et ses collaborateurs menés dans les années 80 sur deux dauphins captifs démontrent qu’ils sont capables de comprendre le langage symbolique (Herman, 1986). L’équipe de Herman a mené une étude dans laquelle des (nouvelles) instructions d’actions avec des objets étaient données aux dauphins, en construisant des phrases selon des règles syntaxiques simples (par exemple : « amène la balle au le cerceau ») avec un vocabulaire de 40 items (mots). Dans leurs réponses (actions), les dauphins prennent en compte la composante sémantique (la signification des mots) et syntaxique (comment l’ordre des mots affecte la signification de l’instruction). Par exemple, les deux individus comprennent que la phrase “amène la balle au cerceau” est différente de “amène le cerceau à la balle”.
Les dauphins comprennent rapidement quand un humain pointe un objet du doigt et y sont attentifs (Marino et al., 2007). Ils sont aussi capables de suivre le regard et d’interpréter la position de la tête d’un humain (Marino et al., 2007). A leur tour, ils peuvent utiliser leur rostre et l’alignement de leur corps pour pointer et diriger un humain vers un objet ou un lieu d’intérêt et vérifier si le récepteur humain leur prête bien attention (Marino et al., 2007). Cela illustre leur compréhension des relations entre eux et les autres, et leur capacité à prendre en compte la perspective d’autrui.
Le test du miroir est utilisé pour évaluer la conscience de soi chez certains animaux. Il consiste à réaliser une marque sur une partie du corps que l’animal ne peut habituellement pas voir (l’individu ne doit pas se rendre compte qu’on le marque). Placés devant un miroir, les individus capables de reconnaître leur reflet observent leur image sous plusieurs angles, essayent de retirer la marque ou utilisent le miroir pour observer des parties de leur corps habituellement cachés de leurs yeux. Les dauphins et les orques réussissent avec brio ce test (Marino et al., 2007 ; 2019).
Les humains ne sont pas les seuls animaux à avoir conscience de leur propre état de connaissance (métacognition). Lors d’une tache de discrimination auditive, les dauphins optimisent leurs récompenses en choisissant l’option “réponse incertaine” quand ils ne sont pas sûrs d’avoir la bonne réponse (Smith et al,. 1995). Ces cétacés agissent comme les humains et se montrent capables d’indiquer leur niveau de certitude sur leurs connaissances, ils sont ainsi conscients de leur ignorance. L’utilisation d’outils a également été documentée chez les dauphins, qui utilisent des éponges pour protéger leur rostre lors de la recherche de nourriture dans des rochers pointus (Brando et al., 2018).
3. Vie sociale et émotionnelle
En plus de leurs capacités cognitives remarquables, la complexité des groupes sociaux des cétacés est associée à un fort développement de leurs capacités sociales. Ces individus nouent des liens à long terme, forment des alliances et des réseaux de coopération (Marino et al., 2007). Les orques sont connus pour leurs techniques de chasse sophistiquées, qui demandent des capacités de coopération et de communication optimales entre les membres du groupe. Peut-être avez-vous déjà regardé des documentaires narrant les épisodes de chasse des orques, lançant une attaque contre des phoques, allant jusqu’à s’échouer volontairement sur la plage pour saisir leur proie (Marino et al., 2019). Elles ont aussi été observées coopérant afin de créer une vague dans le but de faire tomber les phoques de la banquise dans l’eau, ou rassemblant des bancs de poissons pour les conduire vers la surface et les assommer (Lott et Williamson, 2017). La maîtrise de ces techniques de chasse nécessite plusieurs années d’apprentissage, ces savoirs sont transmis de génération en génération (Marino et al., 2019).
De la même façon que les humains possèdent des langues régionales, les orques possèdent aussi des dialectes vocaux (Marino et al., 2019). Les jeunes orques acquièrent leur répertoire vocal auprès de leur mère et des membres proches de leur famille par apprentissage social, elles apprennent à identifier sélectivement les vocalisations de groupes extérieurs (Marino et al., 2019).
Les observations des cétacés nous révèlent qu’ils éprouvent également des émotions et forment des liens sociaux solides. Des comportements similaires au deuil ont été observés chez les orques (Marino et al., 2019). Par exemple, en 2018, une orque connue sous le nom de Tahlequah, a donné naissance à un petit qui est mort 30 minutes après sa naissance. Le petit a été porté par sa mère durant 17 jours. Lors d’échouages d’orques, les membres du groupe restent à proximité de la plage, risquant eux aussi de s’échouer.
Rédaction : Delphine Debieu, service civique de l’association Ethosph’R et vulgarisatrice scientifique sur Instagram sur @ethologuedesdinos.
Relecture et corrections : Océane Schmitt, éthologue spécialisée dans le domaine du bien-être animal.
Sources :
Brando, S., Broom, D. M., Acasuso-Rivero, C., & Clark, F. (2018). Optimal marine mammal welfare under human care : Current efforts and future directions. Behavioural Processes, 156, 16‑36. https://doi.org/10.1016/j.beproc.2017.09.011
Herman, L. (1986). Cognition and language competencies of bottlenosed dolphins. In Dolphin Cognition and Behavior : A Comparative Approach (p. 221‑252).
Lott, R., & Williamson, C. (2017). Cetaceans in Captivity (A. Butterworth, Éd.; Vol. 17, p. 161‑181). Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-319-46994-2_11
Marino, L. (2017). Cetacean Cognition. In L. Kalof (Éd.), The Oxford Handbook of Animal Studies (p. 227–239). Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780199927142.013.22
Marino, L., Connor, R. C., Fordyce, R. E., Herman, L. M., Hof, P. R., Lefebvre, L., Lusseau, D., McCowan, B., Nimchinsky, E. A., Pack, A. A., Rendell, L., Reidenberg, J. S., Reiss, D., Uhen, M. D., Gucht, E. V. der, & Whitehead, H. (2007). Cetaceans Have Complex Brains for Complex Cognition. PLOS Biology, 5(5), e139. https://doi.org/10.1371/journal.pbio.0050139
Marino, L., Rose, N. A., Visser, I. N., Rally, H., Ferdowsian, H., & Slootsky, V. (2019). The harmful effects of captivity and chronic stress on the well-being of orcas (Orcinus orca). Journal of Veterinary Behavior, 35, 69‑82. https://doi.org/10.1016/j.jveb.2019.05.005
Smith, J. D., Schull, J., Strote, J., McGee, K., Egnor, R., & Erb, L. (1995). The uncertain response in the bottlenosed dolphin (Tursiops truncatus). Journal of Experimental Psychology. General, 124(4), 391‑408. https://doi.org/10.1037//0096-3445.124.4.391