Ethologie : le bien-être des cétacés est-il respecté dans les delphinariums ?

Après s’être intéressé aux capacités cognitives et à la sensibilité des cétacés (Partie 1), nous allons étudier les conséquences de la captivité sur le bien-être de ces animaux.

1. L’ennui et ses conséquences

Alors que les cétacés sont des animaux très actifs dans leur milieu naturel, les individus détenus dans les delphinariums présentent un fort taux d’inactivité et des symptômes semblables à la dépression humaine : ils sont apathiques, immobiles dans leur bassin et perdent l’appétit (Marino et al., 2019; Jacobs et al., 2022). Une des causes de cette inactivité est l’hypostimulation des comportements naturels, comme la recherche alimentaire (chasse), qui représentent une part importante du leur budget temps en milieu naturel (Morgan et Tromborg, 2006 ; Brando et al., 2018). En effet, les poissons morts donnés directement dans la bouche des cétacés n’encouragent pas leurs comportements de chasse. Un autre facteur majeur d’inactivité et de stress en captivité est l’incapacité des animaux à contrôler la plupart des aspects de leur environnement et de leur vie : ils ne choisissent pas leurs partenaires sociaux, ni leur nourriture, ni leurs activités ou leur lieu de vie.

Les comportements anormaux les plus courants sont des stéréotypies, c’est-à-dire des comportements répétitifs et sans but apparent induits par la frustration, du fait de la non-satisfaction de leurs besoins naturels. Ces comportements sont un moyen pour l’animal d’évacuer son stress. Par exemple, les orques mordent les surfaces dures du bassin jusqu’à abîmer gravement leurs dents ou font continuellement le tour de leur bassin en cercle (Brando et al., 2018 ; Marino et al., 2019 ; Jacobs et al., 2022). Des comportements d’automutilation sont aussi observés chez les cétacés captifs : certains se frappent la tête contre les parois ou les barrières des bassins, ou sortent sur les rebords du bassin pendant des périodes prolongées pour éviter l’agression de leurs congénères (Marino et al., 2019)

L’enrichissement du milieu de vie, c’est-à-dire l’ajout d’objets, de stimuli ou d’activités dans l’environnement d’un animal dans le but de susciter des comportements naturels et d’augmenter le contrôle qu’a l’individu sur son environnement, améliore son bien-être (Lauderdale et al., 2021). Par exemple, proposer aux animaux de résoudre un problème pour obtenir leur nourriture ou fournir aux prédateurs la possibilité de chasser, améliore leur bien-être et diminue l’ennui. Or, les enrichissements sont rares dans les delphinariums : les bassins sont généralement faits de béton lisse, de forme régulière, et présentent peu, voire pas du tout, de caractéristiques interactives ou dynamiques (Marino et al., 2019). Des études comparant le comportement de dauphins captifs dans des installations ouvertes (permettant l’écoulement de l’eau de l’océan, l’entrée de petits poissons et d’autres caractéristiques environnementales naturelles), par rapport à des dauphins captifs en delphinarium, montrent que les dauphins des installations ouvertes sont moins stressés et plus actifs que ceux hébergés dans les delphinariums (Marino et al., 2019). Bien qu’elles puissent être perçues comme des opportunités de stimulation cognitive, les séances de dressage ne sont pas suffisantes pour stimuler et garantir le bien-être de ces animaux, confinés dans un milieu aussi pauvre et exigu.

En plus d’être ennuyeux, car peu complexes par rapport aux mers et aux océans, les bassins des delphinariums sont trop petits et pas assez profonds, ce qui empêche les cétacés de se mouvoir et de parcourir de grandes distances comme le font leurs congénères sauvages. Les données scientifiques ont démontré que plus le domaine vital naturel d’un mammifère est étendu, plus il aura tendance à présenter des signes de mal-être en captivité (Brando et al., 2018).

2. Le stress chronique et ses conséquences

Les animaux en captivité sont confrontés à de nombreuses sources de stress : éclairage artificiel, exposition à des sons ou odeurs fortes ou aversives, températures ou substrats inconfortables, restriction des mouvements, impossibilité de fuite et de se soustraire à ses congénères, proximité forcée avec les humains, réduction des possibilités d’alimentation, maintien dans des groupes sociaux anormaux (qui ne respectent pas la composition naturelle), restrictions des possibilités comportementales (Morgan et Tromborg, 2006). L’activation chronique (c’est-à-dire qui dure ou se répète) de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HPA) par des stimuli stressants active une cascade de réactions physiologiques néfastes pour la santé et le bien-être d’un individu, augmentant sa vulnérabilité aux maladies (Morgan et Tromborg, 2006).

L’amygdale qui est une région impliquée dans les émotions est fortement affectée par le stress chronique. Habituellement, le cortex préfrontal inhibe cette région, afin de ne pas entraîner un comportement pathologique lié aux émotions. Le stress chronique engendre une perturbation de cette inhibition, ce qui crée une hyperéactivité de l’amygdale aux stimuli stressants (Jacobs et al., 2022). Chez l’humain, de tels dysfonctionnements cérébraux sont associés au syndrome de stress post-traumatique, aux troubles anxieux généralisés, aux phobies, etc. (Jacobs et al., 2022).

                   i. Stress social

Les cétacés captifs sont maintenus dans des groupes sociaux qui n’existent généralement pas dans la nature : les individus qui partagent un bassin n’ont souvent aucun lien de parenté et peuvent avoir été capturés dans des endroits très différents ou même appartenir à des espèces ou sous-espèces différentes (Lott et Williamson, 2017). Ces animaux peuvent ainsi être dans l’impossibilité de se comprendre du fait qu’ils ne partagent pas le même dialecte (qui est un élément culturel de chaque groupe).

En plus de ne pas avoir la possibilité de choisir leurs partenaires sociaux, la taille des bassins est insuffisante pour permettre aux individus de s’éviter ou de se cacher en cas de conflit, comme ils le feraient en milieu naturel. L’impossibilité de fuite participe à aggraver les conflits, et augmente le stress social et les risques de blessures (Lott et Williamson, 2017). Les animaux sont également déplacés entre delphinariums à des fins de reproduction (aujourd’hui interdite en France), ce qui augmente l’instabilité des groupes et le risque de conflits. Le stress et l’ennui sont aussi connus pour augmenter l’agressivité et l’irritabilité (Morgan et Tromborg, 2006 ; Lott et Williamson, 2017 ; Marino et al., 2019). Comme l’a rapporté le documentaire Blackfish, les agressions (entraînant ou non la mort) dirigées vers les soigneurs par des cétacés ne sont pas rares.

Enfin, les méthodes de sevrage des mammifères marins hébergés sont incompatibles avec le respect de la socialité des cétacés. Un lien maternel fort existe entre les mères et leurs petits, qui restent ensemble durant des années (voir toute leur vie pour les orques), afin que les jeunes acquièrent toutes les connaissances nécessaires à leur survie. Or les individus sont séparés précocement en milieu captif (Lott et Williamson, 2017). Pour ces individus et ceux capturés dans l’océan dès leur plus jeune âge, les compétences nécessaires à leur survie et à leur bien-être ne sont donc pas entièrement acquises, comme les capacités sociales, les traditions et les soins maternels. Ainsi, la négligence et l’incompétence maternelle sont des phénomènes récurrents chez les cétacées détenus en delphinariums (Marino et al., 2019).

                   i. Stress sonore

L’exposition à des sons anthropiques (d’origine humaine) a un certain nombre d’impacts, tel qu’un moins bon succès reproducteur, une baisse des défenses immunitaires, une hausse du stress ou encore la surdité (Morgan et Tromborg, 2006; Marino et al., 2019). Un delphinarium est un endroit très bruyant (pompes à eau, travaux de construction, musique des spectacles, cris du public, et même des montagnes russes et des feux d’artifices) et l’architecture des bassins n’aide pas à atténuer ces nuisances, entraînant une réverbération excessive du son. Ces impacts peuvent être aggravés en captivité, à cause de l’impossibilité d’échapper aux bruits en allant nager dans des eaux plus calmes.

3. Santé : immunité, espérance de vie

Les taux de survie des cétacés en captivité se sont améliorés depuis 1985. Cependant, du fait des différentes méthodologies scientifiques employées, les études récentes ne concordent pas toujours quant à savoir s’il est supérieur, inférieur ou égal au taux de survie des cétacés sauvages (Callaway, 2016). Toutefois, une critique émise contre les delphinariums est que, malgré l’absence de prédateurs et l’aide de la médecine vétérinaire, les morts prématurées ne sont pas rares dans ces parcs marins. L’association « C’est Assez » a recensé les décès des cétacés hébergés dans les delphinariums en France, en précisant la cause et l’âge du décès (https://www.cestassez.fr/2016/10/delphinariums-francais-liste-des.html). Chez les cétacés captifs, les maladies infectieuses sont la principale cause de décès (Marino et al., 2019).

Comme décrit précédemment, le stress peut entraîner des symptômes tels que le manque d’appétit et la perte de poids, un comportement asocial, agressif et autodestructeur, une réduction du succès reproducteur, des ulcères de l’estomac, une sensibilité accrue aux maladies et l’augmentation du taux de mortalité (Lott et Williamson, 2017).

De même, la mauvaise qualité de l’eau, les produits chimiques entrant dans sa composition et l’exposition au soleil entraînent un déficit progressif de la vision, voire la cécité chez de nombreux individus (Marino et al., 2019).

La proximité ou le contact forcé avec les humains peut aussi être une source de stress et peut potentiellement conduire à la transmission de maladies (zoonoses).

4. Un peu de neurosciences

Les cétacés modernes possèdent un cerveau relativement gros et complexe. Les scientifiques associent la grande taille de leur cerveau à leurs systèmes sociaux complexes (Marino et al., 2007). Aucun cerveau de cétacé provenant des delphinariums n’a pu être analysé, mais il a été démontré que des animaux détenus captifs dans des environnements aussi peu enrichis que les bassins des delphinariums ont un cerveau plus petit (masse et volume) par rapport aux individus hébergés dans un environnement plus stimulant (Jacobs et al., 2022). Le fonctionnement des synapses des neurones est moins efficace, les connexions cérébrales moins développées et moins complexes (Jacobs et al., 2022). Ces modifications structurelles altèrent le traitement des informations, rendant les animaux moins performants dans des tâches cognitives (apprentissage, mémoire, raisonnement, etc.). De plus, le manque de stimulation diminue la neurogenèse (création de nouveaux neurones) (Jacobs et al., 2022). Enfin, le stress chronique, via la libération répétée ou soutenue de glucocorticoïdes, a des effets toxiques sur le cerveau : il induit des processus neuroinflammatoires et la mort des neurones (Jacobs et al., 2022).

5. Une solution : les sanctuaires marins

La loi française interdit depuis peu la reproduction des cétacés, et les spectacles les utilisant seront interdits dans quelques années. Les delphinariums français vendent ainsi les cétacés qu’ils détiennent captifs à des delphinariums d’autres pays. Cependant, la loi n’interdit pas la détention de cétacés pour la recherche scientifique. Nous pouvons toutefois questionner la validité de données scientifiques récoltées sur des individus apathiques avec un syndrome de stress chronique. Les projets de création de delphinariums sont aussi en hausse dans d’autres parties du monde, notamment en Chine et dans les Caraïbes.

Il est impossible de relâcher des cétacés élevés en captivité dans la nature, en effet ces individus n’ont pas les connaissances nécessaires pour survivre en milieu naturel. Cependant, des solutions existent pour améliorer le bien-être de ces animaux : des projets de sanctuaires réalisés par des associations et des scientifiques ont vu le jour (Whale Sanctuary Project, SEA LIFE TRUST Beluga Whale Sanctuary ou encore le Sanctuaire de Lipsi). Ces refuges offrent aux individus la possibilité de vivre le reste de leurs jours dans de grands enclos situés dans une crique ou une baie naturelle. L’eau chlorée est remplacée par l’eau de mer, le fond de leur enclos est rempli de végétations, de sable, de cailloux et d’autres espèces animales (ce qui leur offre des possibilités de jeu et de chasse), ils vivent en groupe, mais ont la possibilité de se cacher et de fuir leurs congénères et de choisir avec qui ils souhaitent interagir. Leurs besoins naturels sont respectés et l’observation du public est strictement contrôlée (afin de limiter le stress des animaux).

Enfin, l’observation des cétacés dans leur milieu naturel est une activité en pleine expansion. Bien qu’elle puisse sembler éthique au premier abord, en comparaison des parcs marins, les bateaux et les humains peuvent perturber et déranger tous les animaux vivant dans ce milieu (et pas seulement les cétacés observés). Cette activité peut engendrer des effets délétères à long terme : stress, perturbation des activités sociales, de la reproduction, de la chasse, du repos ou même la transmission de zoonoses. Afin de respecter l’espace vital des animaux et de ne pas induire de stress, le sanctuaire Pelagos énumère un certain nombre de règles à respecter : l’observation ne doit pas dépasser 15 minutes et doit être arrêtée en cas de signes de dérangement, l’approche est interdite en présence de nouveau-nés, il faut maintenir obligatoirement une distance d’une centaine de mètres avec les animaux, avec une vitesse de croisière très faible, sans attroupement de plusieurs navires (un seul bateau est toléré). Il est aussi interdit de se baigner, de toucher et de nourrir les cétacés.

Si le sujet vous intéresse, vous pouvez aller plus loin en :

  • Regardant le documentaire « Delphinarium : game over ? » réalisé par Guillaume Meurice et son équipe
  • En suivant l’association « C’est assez », qui lutte contre la captivité des cétacés depuis de nombreuses années

Rédaction : Delphine Debieu, service civique de l’association Ethosph’R et vulgarisatrice scientifique sur Instagram sur @ethologuedesdinos.

Relecture et corrections : Océane Schmitt, éthologue spécialisée dans le domaine du bien-être animal.

Sources :

Brando, S., Broom, D. M., Acasuso-Rivero, C., & Clark, F. (2018). Optimal marine mammal welfare under human care : Current efforts and future directions. Behavioural Processes, 156, 16‑36. https://doi.org/10.1016/j.beproc.2017.09.011

Callaway, E. (2016). Scientists clash over lifespan of captive killer whales. Nature, 531(7595), Art. 7595. https://doi.org/10.1038/531426a

Delphinariums Français : Liste Des Cétacés Morts En Captivité ~ Bienvenue sur le site de C’est Assez ! (s. d.). Consulté 7 février 2023, à l’adresse https://www.cestassez.fr/2016/10/delphinariums-francais-liste-des.html

Jacobs, B., Rally, H., Doyle, C., O’Brien, L., Tennison, M., & Marino, L. (2022). Putative neural consequences of captivity for elephants and cetaceans. Reviews in the Neurosciences, 33(4), 439‑465. https://doi.org/10.1515/revneuro-2021-0100

Lauderdale, L. K., Mellen, J. D., Walsh, M. T., Granger, D. A., & Miller, L. J. (2021). Towards understanding the welfare of cetaceans in accredited zoos and aquariums. PLOS ONE, 16(8), e0255506. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0255506

Lott, R., & Williamson, C. (2017). Cetaceans in Captivity (A. Butterworth, Éd.; Vol. 17, p. 161‑181). Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-319-46994-2_11

Marino, L., Connor, R. C., Fordyce, R. E., Herman, L. M., Hof, P. R., Lefebvre, L., Lusseau, D., McCowan, B., Nimchinsky, E. A., Pack, A. A., Rendell, L., Reidenberg, J. S., Reiss, D., Uhen, M. D., Gucht, E. V. der, & Whitehead, H. (2007). Cetaceans Have Complex Brains for Complex Cognition. PLOS Biology, 5(5), e139. https://doi.org/10.1371/journal.pbio.0050139

Marino, L., Rose, N. A., Visser, I. N., Rally, H., Ferdowsian, H., & Slootsky, V. (2019). The harmful effects of captivity and chronic stress on the well-being of orcas (Orcinus orca). Journal of Veterinary Behavior, 35, 69‑82. https://doi.org/10.1016/j.jveb.2019.05.005

Morgan, K. N., & Tromborg, C. T. (2006). Sources of stress in captivity. Applied Animal Behaviour Science, 102(3‑4), 262‑302. https://doi.org/10.1016/j.applanim.2006.05.032

Où, quand et comment observer les cétacés. (s. d.). Consulté 7 février 2023, à l’adresse https://www.sanctuaire-pelagos.org/fr/sensibilisation/ou-quand-et-comment-observer-les-cetaces